La francisation de Banyuls après 1830

Ce document a été élaboré à partir du texte conférence et de l'aimable autorisation de Jacques SAQUER, Docteur en Histoire, Agrégé de l'Université.

La francisation de Banyuls après 1830

Nous avons vu sous le titre, La république municipale et contrebandière de Banyuls ,les dangers croissants que représentait, pour l'ordre public français, l'activité de Banyuls qui amorçait une véritable escalade dans le domaine interlope, voire dans l'action criminelle. Et ceci en toute bonne conscience, apparemment.

L'analyse minutieuse des rapports de l'administration préfectorale montre le caractère méthodique de cette véritable francisation de Banyuls. Deux possibilités s'offraient: prévenir ou réprimer. L'Ancien Régime avait choisi de "ménager cette peuplade" et de la gagner par la conquête des coeurs. "Ce n'est pas en faisant violence aux habitants d'un pays éloigné du centre du Royaume, qui tiennent aux moeurs, aux coutumes,aux préjugés qui leur ont été transmis par leurs pères qu'on réussira à leur prendre les goûts, les usages et les méthodes qui peuvent être reçus dans le reste de la France."

On comprend aisément l’émoi des autorités et l’urgence que présentait la reprise en main de la République contrebandière de Banyuls, décidément trop indépendante.

L’analyse minutieuse des rapports de l’administration préfectorale montre le caractère méthodique de cette véritable francisation de Banyuls.

Deux possibilités s’offraient : prévenir ou réprimer.

La Restauration et la Monarchie de Juillet poursuivirent cette sage politique et, quand il fallut montrer la force, on en dosa toujours tellement l’usage que les Banyulencs manifestèrent leur étonnement, voire leur incompréhension. Réprimer n’était pas une solution au problème de Banyuls, quels que fussent les dangers, et les responsables du maintien de l’ordre, particuliièrement déterminés et particulièrement bien dotés de moyens à l’époque qui nous intéresse, en convinrent toujours, à l’échelon préfectoral comme à l’échelon militaire. On insista donc sur les méthodes préventives, mais avec une habilité étonnante.

Les intendants de l’Ancien Régime avaient pensé gagner Banyuls par le seul langage du coeur, les préfets des années romantiques, et particulièrement ceux de la Monarchie de Juillet, probablement ouverts aux idées Saint-Simoniennes, élargirent la panoplie des appâts. Toujours est-il que pour gagner à la France ce “peuple ni français ni espagnol, qui n’aime que le renchérissement des denrées”, ils lui parlèrent surtout un langage économique, mêlé d’accents triomphants dans la bouche du Préfet, Claude Marius Vaïsse.

En 1845 : “la population de Banyuls sur mer surtout, composée de hardis marins, entre avec empressement dans une voie qui lui offre le moyen d’occuper utilement son activité un peu aventureuse. Pour stimuler encore cette disposition des facilités consenties par l’administration des Douanes, on permit aux habitants de cette commune de saler sur place le produit de leur pêche qu’ils étaient obligés de porter aux communes voisines avec perte d’un temps précieux”.

En 1847 : Vous avez accordé depuis plusieurs années des primes d’encouragement pour la pêche de l’anchois. Jamais argent ne fut mieux placé : une véritable guerre d’émulation s’est faite entre les pêcheurs du Roussillon et les pêcheurs Génois qui, grâce à l’active et intelligente concurrence de nos marins, ont peu à peu renoncé à l’exploitation de la pêche dans nos parages. Désormais, cette industrie productive répandra l’aisance dans plusieurs de nos communes du littoral ; elle contribuera puissamment à former nos hommes de mer et à en accroître le nombre. Elle a déjà enlevé à la contrebande des populations qui semblaient y être vouées à toujours.”

Pourtant, ces bulletins de victoire, riches de sous-entendus, ne nous donnent qu’un aspect de l’offensive préfectorale. En fait, pour utiliser le langage stratégique tout-à-fait de circonstance, on peut parler d’une action “tous azimuts” . Il fallait gagner les Banyulencs à la vie française dans leurs activités sur terre et sur mer, mais en utilisant leur passé, en pourvoyant leur présent et en prévoyant leur avenir.

On utilise le passé en privilégiant leur attitude face à l’invasion espagnole en décembre 1793, une stèle à l’épreuve du temps évoquera en permanence que “Banyuls a bien mérité de la Patrie” et on ne manque pas une occasion de rappeler que la Marine Royale compte sur les hardis marins de cette commune.

Pour le présent, on s’évertue à trouver des activités économiques intéressantes, susceptibles d’arracher les Banyulencs à la tentation de l’aventure interlope. Sur mer, on les encourage à se livrer à la pêche, et tout sera fait pour que celle-ci devienne lucrative : à la demande des préfets, la douane elle-même s’y emploiera en facilitant l’installation d’industries de salaison, tandis qu’on gratifie de primes, par l’intermédiaire du Conseil Général, la pêche à l’anchois. Sur terre, on vante déja la qualité du vin local et on pousse à l’implantation d’industries : pour Banyuls, c’est l’industrie des filets, un moment on pensa aussi à un centre d’élevage de sangsues.

Mais, c’est pour l’avenir surtout qu’entendent oeuvrer les responsables. Il faut qu’à l’avenir, tout naturellement, les frontaliers pensent à la France parce que l’éducation et la route les y mènent. On retrouve là, d’ailleurs, deux des principales réalisations de la Monarchie de Juillet : les lois Guizot pour le développement des moyens de l’enseignement et les lois de 1836 et de 1847 sur le réseau routier. Une Ecole Normale est créée à Perpignan . Pour le désenclavement routier, l’action est menée tambour battant avec la collaboration éclairée du général de Castellane.

Banyuls, bien-sûr, bénéficia prioritairement de pareilles mesures, mais les difficultés techniques à vaincre étaient telles, pour la route, que le désenclavement routier y fut lent : en 1847 encore, on faisait remarquer au Conseil Général, qu’après tout Banyuls bénéficiait depuis toujours de cette voie royale qu’était la mer.

Pour l’avenir on était très conscient à la Préfecture et au Conseil Général de l’urgence qu’il y avait à matérialiser la frontière pour couper court aux litiges et aux tentations.

L’acte du 11 Juillet 1867 délimitant précisément la frontière va mettre fin à l’histoire aventureuse de Banyuls.

En réalité, la francisation de Banyuls n’alla pas sans sursaut ; une année seulement après les paroles triomphantes du préfet Vaïsse, à l’annonce de la révolution de 1848, Banyuls célébrait à sa manière l’événement en se soulevant presque unanimement contre l’administration des Douanes, qui, peu auparavant, lui avait accordé la franchise du sel et doublé les primes pour la pêche aux anchois. Tout était à recommencer : suppression du bureau des Douanes puis rétablissement, contre amende, que les Banyulencs contestèrent...

Echec de la francisation ? Sûrement pas, c’était seulement la preuve qu’en matière d’action sur les hommes, il fallait d’abord “s’en remettre au bénéfice du temps, à la force de l’exemple”.

La contrebande tendit à s’atténuer et, pratiquement, à disparaître avec l’arrivée des moyens modernes de communication. Le chemin de fer inaugura ceux-ci en dépit des grands travaux que nécessita la traversées des Albères côtières. Peu après, Banyuls, ouvert en août 1875, il atteignait en 1878 le hameau de Cerbère, érigé en commune de plein exercice dix ans plus tard.

Une route digne de ce nom fut plus longue à venir. La nationale 114 ne parvint à Cerbère qu’en

1913 et à la frontière au col dels Balistres, seulement le 31 juillet 1928.

Entre temps, la reconnaissance nationale avait consacré, en 1893, l’obélisque promis cent ans auparavant par un décret de prairial an II à Banyuls, pour avoir “bien mérité de la patrie”.

Avec ces changements, c’est tout un pan de l’activité de Banyuls, fût-elle interlope, qui s’efface de l’actualité mais demeure dans la mémoire, en flattant sa légende.